9 février 2010
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Il y a toujours des jeunes gens qui sont tristes, qui marchent à pas pesants, seuls, jusque sous les marronniers devant la mairie, et, seuls, ils s’en reviennent
bientôt tout aussi tristes et à pas tout aussi pesants, pendant que des garçonnets se courent après à perdre haleine entre les danseurs, qui glissent sur le plancher installé sur la petite place.
Les lampions donnent une lumière bleue et jaune contre le ciel qui n’en finit pas de caresser la nuit d’été. Georgette danse avec Rémy, Émilienne avec Lucien, et, un peu à l’écart, parce qu’elle
est timide, Monette avec le grand Baptiste. On ne sait plus trop où on en est avec l’amour, ce soir, ni même si c’est bien d’amour qu’il s’agit. Baptiste doit partir bientôt, — c’est encore plus
doux et plus déchirant d’avoir un amoureux qui a préparé sa petite valise, ou son balluchon, et qui vous regarde stupidement sans savoir de quoi il se souviendra quand il pensera à vous, tout
là-bas, derrière la mer. « Dis, tu m’écriras quand tu seras arrivé ? » Baptiste fredonne les paroles de Ramona. Oui, pour sûr, il lui enverra bien une lettre ou deux à la Monette,
mais avant il faudra quand même qu’il apprenne à écrire, un peu, — s’il veut lui dire qu’il pense bien à elle, et que tout son corps se souvient de son corps à elle, pendant qu’ils dansaient, ce
soir-là, au village.
8 février 2010
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Tout l’après-midi j’ai raccommodé des serviettes et des torchons et j’ai cousu les vieilles chemises et les grosses culottes de mon oncle Marcel. Maintenant je suis
bien fatiguée. Je me suis assise cinq minutes sur la chaise de paille de la cuisine et je regarde le jour qui s’assombrit dans la fenêtre. Je me demande quand je pourrais aller au lit, Olivia m’a
dit que nous devrions dormir davantage si nous tenons à garder notre teint frais, — moi, je m’en fiche un peu, de mon teint, frais ou pas, je ne me regarde jamais dans la glace, et je ne crois
pas que quelqu’un aurait seulement l’idée de me regarder. Pourquoi perdrait-on son temps à regarder une petite raccommodeuse dans mon genre ? J’ai plutôt l’impression que ça ne servirait à rien
de me regarder. Ce soir j’ai les yeux qui me piquent et mes mains sont toutes molles. Casimir revient du village, j’entends sa bicyclette dans la cour et le chien aboie. « Allez, allez, les
filles, ouste, au travail ! » crie soudain la vieille Amanda en frappant dans ses mains, et on dirait bien qu’elle nous chasse comme les poules dans la grange.
7 février 2010
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12:11
Les jours devenaient plus denses, départs imminents, occasions de rencontre désirées avec fougue. Je ne voulais pas compter le temps, mais il était mesuré. Aussi,
je cherchais Caia en espérant la trouver seule. Et alors les rencontres se produisaient. Elle remontait de la mer ses sandales à la main, les pieds couverts de sable, elle me vit et je me surpris
à faire un geste brusque le bras tendu, comme on fait à l’autobus à un arrêt. Ce n’était pas un salut, c’était un sursaut irréfléchi, déplacé. Nous fûmes tout près l’un de l’autre, elle me
dévisagea avec sérieux et me parla comme si elle poursuivait une conversation déjà entamée. « J’appelais mon père “ tate ”. Dans la langue de chez nous, le yiddish, ça veut dire papa. Tu viens de
faire un geste que mon père faisait à l’autobus de l’école qui me ramenait tous les jours à la maison. Je regardais toujours par la fenêtre pour le voir et il était toujours là qui m’attendait.
C’était ma première année d’école. Tu as eu le même geste et j’ai senti des frissons le long de mon dos. Tu vois, j’ai la chair de poule. Ce n’est pas la première fois que je sens quelque chose
de mon père en toi. » Erri De Luca (in Tu, mio, éditions Rivages, 1998)
5 février 2010
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Avant de connaître Nino je ne m’étais jamais aperçu que les enfants avec lesquels je criais et courais sur la
route étaient sales et mal raccommodés. Je les enviais même parce qu’ils allaient nu-pieds et que certains savaient poser le talon sur le chaume sans se faire mal. Mes pâles pieds citadins au
contraire se recroquevillaient rien qu’à les poser sur les cailloux de la route. De tout ce que j’avais appris d’eux il n’y a que quelques jurons qui intéressèrent Nino. Nino habitait une villa à
la sortie du village et avait de nombreuses sœurs plus âgées qui m’intimidaient. […] (Cesare Pavese, Premier amour,
in Feria d’agosto, 1945)
4 février 2010
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11:25
On peut s’approcher du mystère de la lumière, c’est toujours apprivoiser l’ombre. Ah, j’aime bien l’ombre ! Elle déplace les
graines de soleil ; là, c’est le bleu qui constelle la nuit d’une gentille infinité de plus petites nuits, — la conscience fait des bonds, tourne dans le manège de ses échappées, se met à rire et
à pleurer ; la conscience écrit le théâtre de sa folle liberté. Tout cela dans un éclair absolu. Vous le voyez, vous, ce bleu qui brutalise le noir, et ce noir qui psalmodie la légende des
couleurs ? [Pierre Soulages, peinture 23 mai 1969]
2 février 2010
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Munis d’un DO 21B, ce microphone carré qui demande de faire corps avec lui et de s’approcher au plus près de la
parole, quatorze auteurs sont allés au-devant du monde. Dès la porte passée, le monde est vaste, et la société bien souvent malade, — quand on veut l’observer avec assez d’attention et de
sensibilité. Chacune, chacun s’avance avec ses expériences, ses émotions, son intelligence et son désir ; et, souvent aussi, avec l’arme fragile de sa révolte. Ils ont confié à
leur récit la tension généreuse de leur écoute. Les lire, c’est se plonger dans une réalité âpre et rude, dont témoignent la finesse et la grande honnêteté de leurs
documentaires.
LES AUTEURS : Maxime Moriceau, Benoît Maire, Iris Manso, émilie Morin, Cendrine Robelin, Irene Bailo, Romain Pradaut, Lucile
Cordonnier, Julien Baroghel, Anaïs Bierre, Sarah Denard, Marthe Poumeyrol, Quentin Mesnard et Katia Kovacic.
1 février 2010
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Je n’imagine pas Buenos Aires, — c’est une ville qui n’existe que dans les contes mélancoliques, et qui n’apparaîtrait qu’au moment le plus désenchanté de l’histoire. Une sorte de maléfice la
poursuit et rend toutes ses saisons velléitaires, s’épuisant dans les demi-teintes du voile des souvenirs. Je sais de quoi je parle : je suis né à Buenos Aires. C’était en mille neuf cent trente,
pendant le lumineux mois d’octobre. J’apprenais à lire dans les poèmes d’Émilio Canti (il habitait près de la maison de mon oncle, c’était un fantôme qui aimait les ombres).
Sans doute la ville se confia-t-elle à mon enfance dans son désir d’ambassade. La poésie est une école du murmure, — et j’apprends toujours à lire ses faubourgs sur les pages claires de ces
soirées infinies qui se fanent en avrils parfumés.
28 janvier 2010
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Voilà comment tout a commencé, par une promenade en canot sur l’Isis par une lumineuse journée d’un juillet anglais. Il faut souvent raconter des histoires aux
petites filles (même l’après-midi au cœur des mirages) avant de pouvoir enfin les dessiner au milieu de l’encre des mots. Je crois que le dessin de Mademoiselle Liddell est plus beau que
Mademoiselle Liddell ; mais je crois aussi que Mademoiselle Liddell est beaucoup, beaucoup plus belle que le dessin de ce vieux rabat-joie de Charles ! Et ce qu’il écrit, voyez-vous cela !? J’ai
compris que c’était un drôle de loustic : en réalité il s’amuse, et il faut lire ses murmures de pattes de mouche entre les lignes, où il laisse courir les lapins bleus et voler les papillons
rêveurs ! (page trente-six du manuscrit d’Alice’s Adventures Under Ground, 1864)
25 janvier 2010
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Le livre doit sortir dans ces jours. On dirait que c’est encore un peu l’hiver dans le cœur de Robert. Je me demande si la demoiselle de la couverture est un des
personnages des petites proses qu’elle cache, — elle me paraît bien avenante pour cela… Que regarde-t-elle ? ce brave Robert qui fait des claquettes sur la place du marché ? ou alors il est en
plein exercice de patinage… Vous savez comment Robert Walser appelait ses petites proses ? — ses danseuses. Elles dansent, elles dansent, même en plein hiver, même quand on ne
croit plus en rien, elles continuent de danser, et le soleil de l’après-midi leur met un peu de rose aux joues.
(En même temps le même éditeur publie du même auteur Au bureau, poèmes de 1909, avec un dessin de son frère sur la couverture, — Robert tranquillement assis sur un
banc).
24 janvier 2010
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Une belle ferme se trouvait tout près d’une petite hauteur couronnée de bois au pied de laquelle une petite
rivière se faufilait à travers une jolie plaine. Elle appartenait à l’homme le plus riche du pays, Ole Aea. Depuis des temps immémoriaux, la ferme — de son nom Aabaken — avait appartenu aux
paysans Aea : il y avait d’abord eu Per, puis Knud, et ainsi de suite jusqu’à aujourd’hui où — comme on l’a dit — le propriétaire était Ole Aea. Afin que le lecteur puisse se faire une idée de sa
grandeur et de ses charmes, nous nous dépêcherons de dire qu’un riche citadin avait proposé dix huit mille écus pour Aabaken. Mais Ole n’était pas homme à s’opposer aux belles et bonnes paroles
de ses ancêtres, à savoir : « Aabaken devra toujours rester la possession de la famille Aea ».
Knut Hamsun, L’homme secret, 1877)