3 décembre 2010
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A cinq heures soixante-douze tapantes Charly devait passer me prendre avec sa camionnette au bar des Soupirs au bout de l’impasse du trente-six septembre. Le chantier n’était pas tout près, loin
de là, il fallait gagner un département voisin, et, depuis un vague chef-lieu de rançon, prendre une petite route de montagne qui serpentait joyeusement dans les brouillards. C’est là que se
trouvait notre chantier, à flanc de précipice, une mine d’histoires à dormir debout. Charly, lui, dormait assis devant son volant, dont il éprouvait de temps en temps la rotation autour de son
axe dans les improbables lacets de la route oubliée. Tout allait bien, à trente-cinq à la demi-heure, tranquillement, — un seul petit truc m’inquiétait, je ne savais plus si j’avais bien pensé à
me munir de ma pioche. Laurel et Hardy.
30 novembre 2010
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Il était facile quand je vous connaissais à peine
de vous saluer de loin, droite comme une reine.
Le vers à l’époque était équilibré
il se disait lentement, la tête bien posée.
Il sera délicieux et doux
le moment où… mais taisons cela
la rime s’est effondrée
l’amour est seule poésie
Je me lance sans avoir jamais appris
(moi, maçon ?)
à construire en quelques vers
un invisible pont,
la partie aérienne de mon chantier.
Nul ne voit ce tunnel innocent
que je creuse vers vous en rêvant.
Catherine Ternaux, Poème de chantier, in Liseron n° 38, octobre 2006.
30 novembre 2010
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Les souvenirs auxquels nous tenons le plus sont ceux des premiers lieux où nous avons été livrés à nous-mêmes. Ces lieux n’étaient pas, pour le jeune Digoin, des squares, ni des rues, ni la place
plantée de platanes d’une charmante ville de province, mais la campagne avec ses chemins creux, ses sous-bois, ses cachettes et son espace. A quatre heures, quand il rentrait chercher son morceau
de pain et sa tablette de chocolat couverte de médailles, dans cette maison où l’eau coulait sur les murs, à cause d’un phénomène de condensation disait son père, il tombait dans une tristesse
sans borne. Le perron surmonté d’une armature de marquise, la double porte d’entrée avec ses vitraux de couleur, le salon à gauche, la salle à manger à droite, la véranda dans le fond, dont la
toiture de verre laissait passer la pluie si bien qu’on était obligé de disposer un peu partout des bols, des cuvettes, de brocs, tout cela respirait la misère des soucis domestiques.
Emmanuel Bove, Adieu Fombonne, Le Castor astral, collection Millésimes Littérature, 2005. Louise et Emmanuel Bove sur le Grand Pont à Lausanne (Suisse).
28 novembre 2010
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Quand j’ai rencontré Rosanna, voyons voir, c’était au casino d’une station balnéaire de la côte adriatique (j’en ai oublié le nom, mais pas celui de Rosanna) et je venais de perdre mes tout
derniers milliers de lire. Il ne me restait que la chemise blanche que j’avais sur le dos. Je portais une paire de pantalons de toile. J’étais nu-pieds. Je buvais mon dernier whisky, assis sur
une petite chaise en fer sur la terrasse du belvédère, d’où le front de mer dessinait la ligne étourdissante d’une hanche de femme. Et maintenant ? J’avais dépensé, en une soirée, tout l’argent
de ma bourse d’étude, et il ne me restait que les yeux pour pleurer. C’est alors que je fis la rencontre de Rosanna. Elle devait être un peu saoule parce qu’elle riait tout le temps. « Tu vas
venir à Rome avec moi », me dit-elle. A Rome ou ailleurs, quelle différence cela faisait-il pour moi ? et je partis donc pour Rome. Rosanna Schiaffino, années soixante.
25 novembre 2010
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On dit quelquefois que le vrai spectacle est dans la salle. Cette assertion m’a toujours rendu perplexe, mais quand Bonnard peint, il
y a tout lieu de le croire, — pour cette représentation, en tous les cas, le spectacle est définitivement dans la salle. Parce que les hommes sont en habit et les femmes en toilette
(cela se disait il n’y a pas si longtemps), parce qu’on est dans l’intimité capiteuse de la loge ? parce qu’un drame sourd se fantasme dans les non-dits ? Rien de tout cela, le peintre se
contente simplement d’inscrire son récit dans un cadre, si bien que ce cadre devient le récit même de ce brûlant instantané. Que l’homme debout soit coupé à mi-visage, et voici que nous
est révélée toute une modernité, dont l’autre versant participerait de la profondeur de champ, avec la curieuse impression que l’ombre occupe le premier plan, tandis que le second demeure dans la
lumière irradiante du déambulatoire. Le théâtre n’est plus seulement le théâtre, mais le lieu où la lumière murmure de secrètes allégories. Pierre
Bonnard, La Loge, 1908, huile sur toile 91 x 120 cm, musée d’Orsay, Paris.
24 novembre 2010
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Il doit être perdu. Il attend que les machinistes en aient terminé avec la délicate mise en place du plan suivant. Il n’a pas non plus le temps d’aller au bistro, ni de courir au secrétariat de
la Compagnie pour passer par téléphone un petit bonjour à Gloria. Alors la solitude lui pèse, comme une fleur fanée au milieu du cœur. Est-ce que Gloria se fanerait déjà dans le secret de ses
pensées ? n’est-ce pas lui, plutôt, qui s’éloigne de son histoire ? Il se dit qu’il ne ressemble à rien, appuyé comme ça contre la roue de secours de ce magnifique et luxueux cabriolet. La
position des pieds, les mains qui jouent inutilement avec la casquette, les épaules basses, tout n’est qu’humilité chez l'homme perdu. L’homme perdu est tout regard pour le monde qui s’absente.
Cela le rend soucieux, — il devient la propre évaporation de sa lassitude fatiguée, et pourrait disparaître à l’intérieur d’elle. Ni vu ni connu. Buster Keaton.
22 novembre 2010
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Imagine-toi, ami lecteur, avoir été le 23 septembre en route pour Dresde. En vain, on t’a convié à rester au dernier relais, la nuit tombée.
L’hôtelier a eu beau te mettre en garde contre la tempête et les torrents de pluie, te dissuader de te risquer ainsi dans les ténèbres par une nuit d’équinoxe. Mais tu as fait fi de ses
objurgations : « Je n’ai qu’à donner un écu de pourboire au postillon, as-tu pensé avec raison, et, au plus tard à une heure du matin, je suis à Dresde, où m’attendent bon souper et bon gîte à “
l’Ange d’Or ”, au “ Casque ” ou à “ la Ville de Naumburg ”. »
E. T. A. Hoffmann, Le vase d'or, septième veillée. John Singer Sargent, Street in Venice,
1892.
20 novembre 2010
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J’aimais cet arbre. Mon père l’avait planté il y a plus de vingt ans devant les fenêtres de son bureau. Au début, c'était un petit bout d’arbre chétif, un petit pin qui ne payait pas de mine et
ne ressemblait à rien, mais il lui parla et s’en occupa de tout son cœur pendant des années, — et l’arbre grandit. Je ne sais pas s’il était devenu adulte, puisqu’il semblait toujours garder en
lui une sorte d’enfance qui me ravissait. Hier, je suis passé devant l’ancienne adresse où mon père travaillait. L’arbre était coupé, seule une souche dépassait de la pelouse. Mon cœur
s’étreignit, et j’eus la sensation que mon père mourait une deuxième fois. Kitagawa Utamaro.
19 novembre 2010
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Je fus conduit en exil en bateau, tout au nord du pays inconnu. Mes gardiens discutaient entre
eux dans une langue que je ne comprenais pas. Ils me regardaient et riaient. Cela m’était bien égal d'être exilé, — du moment qu’on m'y menait en bateau. L’eau était à peine l’eau, les bateaux ne
ressemblaient pas à des bateaux, mais plutôt à des barques fragiles dont le bord dépassait à peine la surface du fleuve pour ne pas couler au milieu ; les paysages mélangeaient forêt et montagne,
et me ravissaient. « Est-ce que je dois vraiment être malheureux ? » m’interrogeai-je sommairement. Comme la vie est surprenante, — parfois. Shotaro
Shimomura, Saipans at the Port of Rangoon, India © The American Museum of Photography.
18 novembre 2010
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Sans avoir ce qui s’appelle l’esprit dérangé, ma tante dit parfois de drôles de choses. Elle s’approche de moi pendant le déjeuner
et me glisse à l’oreille, par exemple, que je suis mort et que nous sommes tous réunis pour veiller un peu ma dépouille. « Ah ! tu ne le savais donc point, mon brave Amadeo, cela te fait-il mal
de nous voir si joyeux ? Voudrais-tu que nous soyons inconsolables, et que nous roulions, tordus de douleur, sous la table ? » Au Grand-Café, quand nous prîmes le thé (pour moi ce fut un
chocolat), elle me prévint de ce que le monde ne se montrerait pas aussi vaste que je l’espérais. Elle écarta l’ouverture de la poche de sa blouse et me jura que le monde, ma foi, n’était pas
plus grand que ça. Elle se mit à rire, et décréta que, pourtant, doué comme je l’étais, je m’y perdrais royalement. Ernst Ludwig Kirchner, Fränzi vor geschnitzen
Stuhl, 1910, oil on canvas, 71 × 49.5 cm, private collection von Thyssen.