6 avril 2013
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« Mais qu’est-ce qu’un souvenir dont on ne peut se souvenir », se demande-t-il, — sans point d’interrogation, au milieu de la page
du cahier d’écriture. J’avance une petite théorie toute personnelle (mais, en réalité, toute proustienne) : c’est un souvenir qu’un autre souvenir n’est pas encore venu raviver ni ranimer, — car
les souvenirs s’enchaînent aussi sûrement que les maillons de la chaîne qui nous retient prisonnier de notre passé, un souvenir en appellant un autre, et celui-ci un autre encore, ainsi de suite,
de sorte qu’on finit en somme par « matérialiser » complètement un bout de la chaîne, c’est-à-dire à le rendre présent. Il reste, cependant, un tout petit écueil : ce présent, qui nous
revient du lointain de nous-même, n’est plus du tout le même présent qu’il nous aurait été donné de vivre sans cet afflux de souvenirs. J’en viens maintenant au cœur de ma
petite théorie (toute personnelle et, néanmoins, proustienne) : au vrai, contrairement à l’idée communément admise, nous n’inventons donc pas notre passé dans une recréation littéraire, mais, à
l’inverse, c’est bien notre passé qui imagine notre présent, dont nous sommes un simple récepteur. Dans le cas de Proust, pour nous résumer, le seul auteur de La
Recherche n’est pas l’écrivain douloureusement reclus dans sa chambre de nostalgie, mais bien plutôt ce petit Marcel ivre de l’amour de la vie et de l’infini du monde.
30 décembre 2012
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La plume Sergent-Major en grattait le papier quadrillé et l’encre violette s’écoulait pour dessiner les premiers mots d’une leçon de choses, ou ceux d’un poème de Victor Hugo. Du haut de ses
taches, le buvard surveillait les pâles progrès en écriture de l’élève appliqué (la blouse aussi surveillait tout cela de très, très près, et en gardait les nombreux errements). Le cahier avait
beaucoup souffert dans le cartable sur le chemin de l’école. On répète sa leçon dans sa tête, — aujourd’hui, la récitation parlera de la mer, des mouettes, ou de forçats innocents qu’on a exilés
dans les bagnes d’au-delà les océans. Le cahier contient tout à coup le monde entier, toutes les histoires des hommes, les problèmes d’arithmétique comme les cartes de géographie, — mais il est
plus précieux, beaucoup plus précieux que toutes ces belles histoires, parce que c’est votre propre écriture qui vous les raconte sur ses pages.
16 décembre 2012
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18:47
Dans mon petit bout d’atelier, je pense à mes gribouillages maladroits. La pluie glisse doucement sur la vitre de la fenêtre ; sur le vieux mur de la ruelle, le lampadaire jaune vient
de s’allumer à l’instant dans le soir silencieux. Glenn Gould rêve l’adagio d’une sonate de Joseph Haydn. Les jours où tu n’écris pas sont comme des communiants aux costumes sombres, une fleur
pensive à la boutonnière. Le temps multiplie alors les impasses perdues dans un récit oublié. Les notes du piano accompagnent le vide où s’échappent des ombres. Tu te souviens alors de ces
claires journées où ta plume allait gentiment son petit paragraphe de chemin, — ces pâles journées d’écriture sont comme de lumineuses communiantes, qui sourient en grimaçant au sortir de la
sombre chapelle dans l’inondation soudaine d’un grand soleil de mai, que le photographe a convoqué sur le parvis. Toutes les communiantes portent le voile, une couronnes de petites fleurs des
champs auréole leurs visages, — et les vingt-six robes à volants vieillissent vingt-six fois les matinales promesses d’une vie exaltante.
6 novembre 2012
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Le pays de Robert Walser est fait de montagnes, de vallées, de plaines paresseuses ou de capricieuses collines. Les alpages juvéniles succèdent aux immémoriales forêts, et les paisibles prairies
aux vergers délicats. Il neige. La tendre rive des lacs apprivoise de gentilles bourgades endormies, les sources murmurent d’étonnants secrets dans les creux de verdure. L’orage du soir d’été
monte au-dessus des cimes. L’automnale pluie frappe au carreau de la fenêtre. La mansarde est silencieuse et danse à la flamme primesautière de la chandelle. Le pays de Robert Walser est immense
et minuscule, prodigieusement insignifiant et considérable, c’est le pays de l’écriture, — quand elle s’invente ingénument d’enfantins horizons. Mais comment écrire quand on échoue sciemment à
devenir ce qu’il convient d’appeler un homme de lettre ? Comment écrire quand vous vous sentez expatrié du pays même de l’écriture, et que votre présent songeur semble vous exclure du cours du
monde et vous renvoyer l’image d’un éternel narrateur anonyme ? (in Le matricule des anges, n° 138, novembre-décembre 2012)
21 octobre 2012
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Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que les pages des livres devraient, elles aussi, s’envoler un peu dans le soir d’automne.
[source : http://story-dj.tumblr.com, prise sur le Betweeners de Danièle Pétrès]
20 juillet 2012
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C’est au moment de partir que je n’ai plus l’envie de voyager. Je regarde mon sac et, décidément, non, ça ne me dit plus rien du
tout. Pourquoi s’en aller ? qu’ai-je à faire ailleurs ? Je sais bien que c’est cet ailleurs qui devrait enchanter ces moments des préparatifs, les idées qu’on se fait de ce qui nous attend, ou
même : cet inconnu, dont on croit entendre l’appel. Je prête une oreille fort attentive, mais non, je n’entends pas le moindre appel. Je pars tout de même en voyage. Je suis en route, – l’idéal
serait d’ignorer la destination. Le voyage pour le voyage, en quelque sorte. Si je suis parti de quelque part, qu’au moins il me soit permis de n’arriver nulle part. Et retour par le même chemin,
ou un autre plus buissonnier. Je regarde le ciel. Est-ce qu’il voyage lui aussi ? Photographie : Un peu avant l’été, entre Albi et Montauban, dix-neuf heures, Danièle
Pétrès.
21 juin 2012
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Pendant que j’écris ces lignes, le premier orage de l’été monte par-dessus le toit. Le tonnerre roule dans les remparts autour de la ville ; quelques éclairs illuminent les pavés de la ruelle. Je
me suis mis à la fenêtre de l’atelier pour regarder le ciel noir, et j’ai attendu la pluie qui n’est pas tombée. Des moucherons volent timidement sous la lampe. Kitty lit Natsume Sôseki, —
peut-être pleuvra-t-il, ce soir, dans l’un de ses textes ? Je pense, je ne sais pourquoi, à la robe froissée et cramoisie des jolis coquelicots madame qui se bercent dans le vent sur le versant
de la colline. Une nouvelle table est arrivée à l’étage, là-haut. Kitty et moi, nous avons fêté très secrètement nos noces de coquelicot. Nous devrions, au moins, envoyer une petite lettre à
Sôseki. Claude Monet, Les coquelicots à Argenteuil (1873)
10 mars 2012
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00:46
Nous voici partis, Kitty et moi, à Paris. C’est encore le mois de mars, mais on se croirait déjà en avril ou en mai, un soleil primesautier caresse les feuilles des arbres des contre-allées des
larges avenues, les stores des devantures des magasins, et le toit blanc des autobus. J’ai bien fait d’emporter ma bicyclette, on peut rouler à toute berzingue dans les rues, les boulevards et
même les douces impasses. Vous connaissez Kitty, — pas question d’aller à la traîne, elle s’est carrément installée sur le porte-Kitty de devant, et ouvre en éclaireuse nos balades dans cet
avant-printemps parisien. « Tu crois qu’on pourrait boire un chocolat à Saint-Germain ? » me crie-t-elle dans le vent près de l’Opéra. À Saint-Germain ou même au Palais Royal, pourvu qu’on
n’escalade pas Montmartre, je suis partant, — presque arrivé.
14 février 2012
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15:40
C’était une idée bien naïve, j’ai cru qu’avec mon appareil photographique j’allais m’approcher du monde, en saisir une image qui me rendrait à la réalité. En fait, je n’ai pas su photographier la
réalité, mais ce qui m’en éloignait et m’échappait. Dans l’appareil, quand je réussissais à appuyer sur le déclencheur (c’était toujours au prix d’une éprouvante tension nerveuse), je ne voyais
jamais qu’une réalité en quelque façon plus irréelle, un double du monde, un éloignement. Photographier revenait alors à me perdre dans cette disparition. J’ai photographié des
fantômes.
24 janvier 2012
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23:28
On vit à Venise comme partout ailleurs, — mais c’est ailleurs qu’on ne vit pas comme à Venise. Ce soir j’écris un poème, et je suis à Venise. Ma chemise est
vénitienne, mes chaussures sont vénitiennes, jusqu’à mes gribouillages sur mes bouts de papier, ils sont passablement vénitiens. Je les reconnais, ils sont d’une humeur aquatique dans le sépia de
leurs aspirations. Dans mon poème, il n’est pas question de Venise, ni même d’Italie. Il y est question d’un petit garçon qui veut apprendre à voler parmi les nuages. Le petit garçon est né sous
le signe d’un nuage, — d’un nuage bleu envolé d’un anonyme soir vénitien.